La Galerie Nathalie Obadia est heureuse de présenter Gillet et Compagnie, une exposition collective qui met en lumière les œuvres de Roger-Edgar Gillet aux côtés de celles d'artistes majeurs de la scène contemporaine. Les créations de Ronan Barrot, Valérie Belin, Nina Childress, Philippe Cognée, Sophie Kuijken, Eugène Leroy, Caroline Mesquita, Roméo Mivekannin, Yan Pei-Ming, Sarkis, Andres Serrano, Claire Tabouret, Joris Van de Moortel, Wang Keping, et Jérôme Zonder dialoguent autour du portrait. Si celui-ci trouve ses racines dans l'Antiquité, en se soumettant à des transformations au gré des codes artistiques en vigueur, il demeure néanmoins un genre vivant, toujours au cœur de la création. Les artistes présentés ici s'inscrivent dans cette longue tradition, l'explorant sous des angles à la fois esthétiques et philosophiques. Ainsi, Gillet et Compagnie propose une relecture d'un genre intemporel, vu à travers le prisme de notre époque.
Figure emblématique de la Seconde École de Paris, Roger-Edgar Gillet (1924-2004) occupe une place centrale dans cette exposition. Quatorze de ses œuvres y figurent, présentant non pas des portraits de visages identifiables mais des têtes - voire des ossatures - parfois réduites à leurs seules structures. Ces représentations ont été déformées par un geste vif et une matière dense, que l'artiste a travaillée jusqu'à l'épuisement. C'est cette matière qui, par sa texture, transforme et perturbe les formes, brouillant, effaçant et réinventant ses contours au rythme du pinceau.
Dans la lignée de Roger-Edgar Gillet, Homme Nu (1965-1982) d'Eugène Leroy ou encore les œuvres de Joris Van de Moortel partagent une même intensité : leur peinture pourrait s'incarner comme de la chair. Les corps s'étirent et se déchirent, comme s'ils avaient subi un accident. Ces transformations de l'être semblent résonner avec la notion de « sensation » définie par Gilles Deleuze, qui déclare que celle-ci est "ce qui est peint. Ce qui est peint dans le tableau, ce n'est pas le corps en tant qu'il est représenté comme objet, mais en tant qu'il est vécu comme éprouvant telle sensation.»¹
Ces impressions se retrouvent dans les œuvres de Jérôme Zonder et de Sarkis, qui, dans une démarche charnelle, impliquent leur propre corps dans le processus de création. Leur travail à l'empreinte établit un jeu de circulation entre les cellules humaines et les sujets représentés. La série Les Blessés de Jérôme Zonder, née à la suite des attentats de Nice, et les aquarelles de Sarkis, en référence aux événements du 11 septembre 2001, transforment la violence en une empreinte physique. Une nouvelle forme de perception émerge à travers ces portraits : fragmentés, étranges et inquiétants, les visages défigurés font surgir l'enfoui, venant ébranler l'œil de ses turpitudes.
Ronan Barrot et Philippe Cognée s'inscrivent également dans cette lignée d'artistes qui interrogent le corps comme matière à travailler. Cependant, au lieu d'ôter la peau, ils la manipulent avec subtilité, venant révéler certaines complexités invisibles. Dans Autoportrait (2021-2022) de Philippe Cognée, l'artiste utilise un procédé mêlant cire fondue, colorants et résines, hérité des portraits funéraires égyptiens. En chauffant la matière avec un fer à repasser, il déforme l'image, créant des accidents et des glissements de matière. Son travail sur l'épiderme, fluide et délicat, transforme les photographies initiales en visions à la fois troublantes et énigmatiques.
À l'instar de Philippe Cognée, certains artistes mêlent techniques classiques et outils modernes pour réinventer l'art du portrait. Nina Childress, Sophie Kuijken et Yan Pei-Ming s'inspirent de photographies de célébrités ou d'inconnus collectées sur Internet. Ces images sont ensuite modifiées par des procédés tels que la découpe, la recomposition, ou parfois même la transformation totale, donnant naissance à des personnages fictifs. Dans l'œuvre de Sophie Kuijken, ces anonymes créés de toute pièce deviennent un contrepoint original au portrait traditionnel, souvent associé au modèle vivant.
Dans une démarche différente, Roméo Mivekannin, à travers sa série Amazones, réinterprète les portraits des femmes- soldats du royaume du Dahomey (actuel Bénin), leur attribuant une nouvelle individualité tout en interrogeant les représentations historiques et coloniales. En réinscrivant ces figures dans le présent, il lie leur passé héroïque à une réflexion sur la mémoire et l'héritage.
Que ce soit à partir d'archives historiques ou de photographies contemporaines, ces artistes métamorphosent chaque époque en une passerelle visuelle qui redéfinit le genre du portrait. En gros plan ou en pied, avec une palette chromatique vibrante, des nuances de noirs et de blancs ou en clins d'œil aux maîtres flamands, ces figures défient le temps. Les sujets flottent dans des monochromes sombres ou des teintes irisées, abolissant tout ancrage spatial. Dans cette continuité, Claire Tabouret - récemment choisie pour réaliser les vitraux contemporains des chapelles sud de Notre-Dame - plonge ses personnages dans un espace neutre, où des enfants semblent suspendus dans une ambiguïté temporelle. Ces artistes, en fusionnant passé et présent, transforment le portrait en une expérience visuelle réinventée.
Du côté de la photographie, longtemps perçue comme un miroir fidèle de la réalité, celle-ci devient un terrain d'exploration des frontières entre le réel et la fiction. Andres Serrano et Valérie Belin détournent cette fonction pour poser un regard critique sur la représentation de l'identité. L'artiste américain, par exemple, brouille les frontières dans sa série Nomads, en installant son studio directement dans le métro new-yorkais, mêlant ainsi documentation sociale et mise en scène artistique. De son côté, Valérie Belin pousse encore plus loin cette ambiguïté avec le portrait d'un clown, qui semble porter un masque. La frontière devient alors trouble entre l'animé et l'inanimé, transformant la photographie en un espace de questionnement sur l'identité et la représentation.
Le masque, qu'il soit issu de la série Torture (2016) d'Andres Serrano ou de la sculpture Roger (2021) de Caroline Mesquita, incarne une double tension au cœur de l'exposition : il dissimule, mais révèle à la fois, porté par l'expression inscrite dans la matière de l'œuvre. À l'inverse, la sculpture Tête (2000) de Wang Keping, qui efface tous les traits de visage avec sa forme ronde et lisse, suggère une sensualité qui semble aller au-delà des frontières de sa matière.
Ainsi, Gillet et Compagnie présente un large éventail d'œuvres qui explorent le genre du portrait au XXIe siècle. En déconstruisant les codes traditionnels de la représentation, autrefois marquée par un symbolisme fort, les artistes contemporains vont au-delà des apparences. Ils déforment visages et corps pour mieux pénétrer l'âme humaine, révélant toutes ses complexités.
--
¹Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, Éditions du Seuil, 1981