La Galerie Nathalie Obadia est heureuse de présenter la deuxième exposition de Roger-Edgar Gillet (1924-2004), artiste peintre de la Seconde École de Paris à la carrière prolifique, allant de l'abstraction lyrique des années 1950 à une figuration expressionniste proche de Jean Fautrier, Zoran Mušič, Eugène Leroy et Paul Rebeyrolle. En collaboration avec la succession de l'artiste, Une figuration Autre met en lumière un corpus d'œuvres emblématiques de son travail, couvrant le début des années 1960, aux peintures plus matures de la fin des années 1990.
Lorsque nous observons les peintures de Gillet, il est d'abord question de matière. Cette sensation que l'on éprouve aux premiers abords, celle qui « pénètre le corps par le biais du regard » dit le peintre, fait écho aux sensations qu'il a éprouvées durant sa prime jeunesse. Enfant, il observe le boulanger pétrir la pâte, le colleur d'affiches badigeonner la feuille et l'ouvrier qui écrase péniblement, à l'aide de sa spatule, le goudron versé sur le sol ; spectacles fascinants. Ces émotions liées à la matière se sont ensuite déplacées dans la peinture, un médium qui entre progressivement dans sa pratique artistique. En conservant, toujours, ces premières impressions d'un rapport intense à la matière, l'ensemble des œuvres exposées illustre également une réflexion profonde sur les possibilités d'une nouvelle figuration.
Pendant un demi-siècle, R.-E. Gillet s'adonne donc à la peinture. L'artiste commence par l'étudier à l'École Boulle puis aux Arts Décoratifs de Paris, enseignements qui lui inculquent « le goût de la chose bien faite, de la technique et des moyens d'expressions » déclare-t-il. En 1950, le jeune peintre fait la rencontre décisive de Charles Estienne et de Michel Tapié, critiques et théoriciens de l'art informel. Ces années-là, il participe au mouvement de l'abstraction lyrique alors en plein essor, tout en gardant une certaine distance dans sa nécessité de se confronter au réel : des visages et autres silhouettes s'esquissent déjà entre les vifs coups de pinceaux de ses premières peintures. C'est également à cette époque que l'artiste développe une palette chromatique d'ocres et de bruns, qu'il continuera de privilégier durant 50 ans. L'aspect rugueux de ses toiles - dû à l'utilisation de sable, de cailloux et de colle de peau de lapin - est également bien présent. Il fait écho au travail de Jean Dubuffet, dont Gillet partageait, à l'époque, « le rejet radical des notions acceptées de laideur et de beauté ».¹
Lors d'un voyage aux États-Unis en 1955 - après avoir reçu le prix Fénéon et le prix Catherwood - l'artiste fait l'expérience d'un véritable choc esthétique. Il dit avoir été bouleversé face à l'œuvre Cardinal Fernando Niño de Guevara du Greco, conservée au Metropolitan Museum de New York. Devant la méchanceté du regard du cardinal, encadré par des petites lunettes, Gillet avait le sentiment de perdre quelque chose avec la peinture abstraite. Cette nouvelle façon de voir lui permet, au tournant des années 1960, d'orienter sa peinture vers une figuration à l'esprit libre et assumée, dans laquelle le portrait occupe une place centrale. Après avoir exposé auprès de Georges Mathieu, avoir été sous contrat à la Galerie de France aux côtés de Hartung, Soulages et d'autres plus jeunes tels que Alechinsky et Maryan, la galerie Ariel fondée par Jean Pollak le suit sans réserve dans cette nouvelle évolution.
Les tableaux de l'exposition, tous datés entre 1966 et 1997, se situent au cœur de ce remaniement. Une mince tension entre figuration et abstraction continue cependant de subsister. Les silhouettes humaines, difformes, se détachent généralement d'un fond sombre ; les villes, en parallèle de son travail sur les portraits, sont faites d'architectures arrondies, telles que Villes brunes (1975) ou encore Le Club Méditerranée à Marrakech (1976-1977) inspirée par un voyage en Tunisie que l'artiste effectue en 1972. Bien que les visages soient essentiels dans ses peintures - l'artiste revient régulièrement sur son importance dans l'histoire de l'art - ceux-ci sont presque toujours brouillés, ses silhouettes s'esquissent à peine comme en témoigne Le modèle (1966). Cette « tyrannie de la face » décrite par Alexis Pelletier lors d'un entretien, s'explique par la primauté du geste sur la représentation : selon R.-E. Gillet il s'agit d'abord d'un traitement expressionniste dans lequel la peinture apparaît comme une pâte à travailler, pétrir, écraser et triturer. Cette déformation est là pour « arriver au maximum de l'expression » confie l'artiste. Car, Gillet parvient à déclarer que, finalement, « le sujet de ce travail n'a aucune importance » avant d'ajouter que « cette affirmation est sans doute fausse, mais une certaine pudeur m'interdit d'en parler. Je préfère n'y voir qu'un prétexte à l'immense envie de peindre et faire le contraire d'une certaine mode qui s'attarde encore dans une anti-peinture, comme si le peintre se refusait la joie qui consiste à écraser de la peinture sur la toile. »
Son amour pour l'essence et la matérialité de la peinture s'étend aussi jusqu'à son histoire. Dans sa recherche d'une figuration autre, l'artiste s'inspire de maîtres anciens tels que Francisco de Goya et en particulier ses Peintures noires aux scènes cauchemardesques, dont l'œuvre L'orchestre (1979) fait sensiblement écho. Les foules s'agglutinent en premier et en second plan, telles des masses difformes dont les chairs s'étirent, et semblent en expansion continue. Honoré Daumier l'inspire avec ses caricatures et ses scènes de mœurs, ainsi que James Ensor, dont l'œuvre Les Binches (1968) qui a été inspirée par L'intrigue (1890), illustre sa grande affinité pour son esprit de dérision. De nombreux tableaux de l'exposition abordent une même thématique, celle de la musique. Ils présentent des musiciens tantôt seuls ou en groupe, la plupart faisant référence aux dessins préparatoires réalisés pour la commande d'une grande peinture murale de la SACEM en 1978. R.-E. Gillet a sans doute aussi été influencé par les musiciens du festival Free Jazz: "Sens Music Meeting" qui avait lieu chaque année à Sens, et que l'artiste avait l'habitude d'inviter chez lui.
L'exposition met en exergue un ensemble de tableaux qui, en plus de mettre à l'honneur la matière comme sujet, sonde les arcanes du médium de la peinture dont Gillet parlait avec une certaine pudeur. Car en évoquant la matière, l'artiste déclare que « la peinture n'est pas que cela, bien sûr, mais si le spectateur, en plus du plaisir plastique que je peux lui donner, y voit comme un reflet, l'absurdité, le baroque, le cirque de la société dans laquelle nous évoluons, mon rôle de peintre aura été rempli. » La virtuosité du geste de l'artiste harmonise comme déséquilibre les images d'un monde absurde, toujours teinté d'humour et de dérision. Ainsi, les peintures de R.-E. Gillet donnent un sens palpable à la déclaration de Lionel Bourg qui disait à propos de la peinture de Paul Rebeyrolle : ici, « rien n'est trop beau, ni trop repoussant, tout est là, tout crie, tout commence : la peinture ignore la satiété »²
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¹Raphaël Rubinstein, Roger-Edgar Gillet: the figure disfigured, Petzel, 2022
²Lionel Bourg, L'œuvre de chair, Éditions fario, 2021