La Galerie Nathalie Obadia est heureuse de présenter WHAT IS YOUR SUBSTANCE, WHEREOF ARE YOU MADE (That Millions of strange shadows on you Tend?) la première exposition personnelle de l’artiste Romana Londi dans la galerie de Bruxelles. Un ensemble inédit de nouvelles peintures – dont treize récemment terminées pour l’exposition – s’inscrivent dans la continuité de la série Jetlag initiée en 2018, avec notamment les séries Jetlag: Shapeshifters et Sentient. Celles-ci représentent une véritable investigation pour l'artiste : sur le langage de la peinture, son imagerie et son processus explorant une nouvelle matérialité contemporaine, et sur la représentation du rôle du corps, évoluant dans le monde post-industriel et numérique.
Cette investigation commence avec le titre de la série Jetlag, terme d’origine anglaise utilisé pour désigner l’ensemble des troubles liés à la désynchronisation des horloges biologiques lors d’un voyage rapide. Ce mot relativement récent est le symbole de notre époque contemporaine soumise à des mutations spatio-temporelles majeures. Avec l’émergence des nouvelles technologies, les corps traversent des lieux et des mondes en permanence, jusqu’à parfois se dématérialiser entièrement par la prolifération du numérique.
Partant de cette constatation, Romana Londi élabore des œuvres où s’entrelacent différentes temporalités. Les formes suggèrent des images en pleine transformation, en état transitoire, mobiles et instables sur la surface peinte. Certaines de ces variations optiques, particulièrement visibles dans la série Jetlag: Shapeshifters, résultent de l'application de films photochromiques sensibles à la lumière UV sur ses peintures. Dans la série Sentient, cette spécificité est étendue à l'ensemble de la surface peinte, les œuvres devenant entièrement monochromes. Les formes sont ainsi perméables à leur environnement : elles se synchronisent aux rayons lumineux et se révèlent différemment selon l’heure de la journée. L’artiste compose avec les éléments naturels tel que le soleil, comme pour restaurer les liens que nous avons progressivement perdus avec eux, dans un monde habité par la technologie.
L’inspiration de Romana Londi pour certains maîtres du passé, tels que Bernard van Orley (1487 – 1541) avec l’œuvre The Seven Joys of the Virgin ou encore Matteo di Giovanni (1430 – 1495) et L’Apôtre Saint Barthélémy, lui permet d’aborder ces notions de transformation et de désincarnation des corps à l’aube de ce troisième millénaire. La représentation de Saint Barthélémy écorché, tenant sa propre peau tel un gentlemen, générait déjà un mystère diffus, celui d’une figure mi-familière mi-chimérique, fleurtant avec l’étrange. « Saint Barthélémy, ce n’est pas seulement le rôle du corps. Il s’agit de cette membrane sensible, réceptive aux émotions humaines. » déclare l’artiste, « celle-ci, portée telle une cape par le Saint, permet une potentielle réappropriation contemporaine de notre vulnérabilité et de notre empathie » précise-t-elle. Romana Londi saisit ainsi cette iconographie pour dévoiler nos corps mutants : Wearing it (the sun's armour), Holding it et Stripping laissent entrevoir des figures où les formes, les chairs et les peaux fusionnent dans un environnement charnel à la vitalité éclatante.
L’artiste choisit la nature du matériau comme point de départ de son travail. L’expressivité vive de ces larges coups de pinceaux, la combinaison de différentes techniques et la colorimétrie audacieuse chargent chaque peinture d’une énergie débordante. Les formes semblent insaisissables - voire aqueuses – traversant le champ pictural furtivement. Une caractéristique donnant du relief à ce que le sociologue Zygmunt Bauman appelle « la modernité liquide ». Les figures deviennent ainsi des créatures hybrides, évoluant dans un monde proche du « worlding »¹ définit par Donna Haraway.
Par la prolifération du numérique et des machines dans nos pratiques quotidiennes, le monde se situe aujourd’hui entre l’existence et la méta-existence. WHAT IS YOUR SUBSTANCE, WHEREOF ARE YOU MADE (That Millions of strange shadows on you Tend?) – titre emprunté au sonnet 53 de Shakespeare cité par Jeanette Winterson dans l'un de ses livres – sonde ainsi les extensions de notre propre humanité. Nous pourrions tant adresser cette question à un être humain qu’à un avatar du métaverse, ou à un fantôme. Car, “Is consciousness obliged to materiality?” (La conscience est-elle obligatoirement matérielle ?) poursuit Jeanette Winterson dans son livre. Les algorithmes et l’intelligence artificielle ne sont pas physiquement présents, mais ils sont bien là, parmi nous. Ils nous apparaissent tout aussi vivants.
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¹ Le worlding selon Donna Haraway désigne la structuration de mondes et de temps possibles, de mondes matérialo-sémiotiques, passés, présents et à venir.