Depuis plus de vingt ans, l’œuvre de Laura Henno éclaire des réalités parallèles reléguées en marge de notre monde actuel, soit sous la forme de photographies parfois mises en scène mais toujours ouvertes aux significations et aux interprétations possibles, soit de films dont l’approche documentaire contourne les codes du genre à partir de principes narratifs ou picturaux particulièrement innovants : de la posture des corps à l’expressivité du visage de chaque individualité, des jeux de lumière à l’omniprésence du hors-champ, sans oublier un rapport au territoire particulièrement singulier. « Dans mes photographies, les situations géopolitiques exactes des paysages sont décrites en profondeur, mais servent de prétextes à un sujet et une interprétation plus larges de l’interaction entre les occupants et l’espace occupé. Au-delà de la notion de paysage, c’est la question des territoires et de leurs frontières – des trajectoires des personnes – qui est au centre de mes photographies. Le paysage est une toile, il apparaît derrière les nuages de poussières qui masquent les personnages, dans le reflet aveuglant des lumières, ainsi que dans la terre humide qui offre un abri mais laisse son empreinte sur les corps photographiés. »
Résolument engagée, l’artiste fait donc résonner dans le cadre de l’image des identités, des existences, des corps et des voix plurielles qui n’y ont difficilement, pas ou plus accès, comme en témoigne l’ensemble des séries réunies pour la première fois à l’occasion de cette nouvelle exposition à la galerie Nathalie Obadia Bruxelles. Chacune dialogue ainsi l’une avec l’autre à l’instar des étapes d’un voyage mi réaliste mi fictionnel à travers le réel d’aujourd’hui, un réel qui ne semble, lui aussi, n’avoir ni début ni fin. Ainsi que le souligne l’artiste : « Je dépeins des paysages a-temporels, brouillant les géographies et les frontières. [...] Mes images invitent l’œil à s’émerveiller de détails habituels et mystérieux, ces moments intermédiaires où le temps semble s’être arrêté. La narration est confiée au spectateur, qui construit l’histoire et échafaude des hypothèses. »
Privilégiant une écoute longue et immersive, Laura Henno s’attache dès lors à nouer, de Lille à Calais, de Rome à l’île de la Réunion, de l’archipel des Comores à la Californie, des relations intenses et profondes avec des communautés en situation de clandestinité, d’isolement, de déracinement, de migration ou d’exil emblématiques des tensions ambiguës et complexes dans lequel s’inscrivent les questions politiques et sociales contemporaines. Une approche particulièrement sensible et humaniste qui lui permet d’explorer finement, parfois sur plusieurs âges de la vie, voire sur plusieurs générations, les stratégies de résistances ou de survies que chaque « personnage » développe, y compris dans les contextes apparemment les plus inexorables ou les plus implacables. Et de traduire ensuite, à travers sa démarche artistique, les luttes et les espoirs, les doutes et les rêves de chacun, sinon les dimensions vivaces et créatives de leur trajectoire ou de leur expérience de vie. « À partir de parcours personnels, je dessine un récit collectif ou une carte faite de trajectoires multiples et d’expériences singulières, d’un destin commun partagé au hasard des rencontres. Il est difficile de cerner les contours de cette communauté mouvante que l’on nomme “exilés”, “migrants”, “clandestins”, “illégaux”, communautés invisibles et intangibles qui bouleversent et perturbent nos repères. »
En 1967, dans sa conférence « Des espaces autres¹ », Michel Foucault proposait le concept paradoxal d’« hétérotopie » en tant qu’utopie effectivement réalisée qui développe « un lieu tous les temps, toutes les époques, toutes les formes, tous les goûts, afin de constituer un lieu de tous les temps qui soit lui-même hors du temps, et inaccessible à sa morsure² ». Ici, c’est l’aventure relationnelle entre Laura Henno et chacune des communautés à laquelle elle s’adresse et avec laquelle elle partage un regard, un lien, une histoire et finalement un « être image » qui est une hétérotopie en elle-même, tout comme la/les photographie-s et/ou le/les film.s qui en résulteront. Autrement dit : Laura Henno ne parle pas au nom de ces communautés, mais avec elles. Ou, d’une certaine manière, en trajectoire avec elles. Cette exposition témoigne ainsi d’un côté de ces lieux polyphoniques de tous les temps – de toutes les époques, de tous les territoires, de toutes les existences –, de l’autre du fait qu’à l’intérieur du processus de l’œuvre et dans son/ses résultat-s, tout est hors du temps, hors du réel, préservé et inaccessible à toutes morsures. Participer et s’absorber à un travail artistique, c’est déchiffrer la vie en se distanciant du monde et en s’élargissant de soi-même, puis restituer cette vie en se passant du monde et en se (re) découvrant soi-même. C’est comprendre et se comprendre, à travers l’histoire ou la mémoire, sa singularité et sa spécificité, son vécu et ses émotions... Et cela est tout aussi opérant quant au regard du spectateur qui ne cesse de déconstruire et reconstruire ce qu’il voit, ressent et comprend, ce qu’il garde en regardant.
Face aux drames, aux désastres, aux ruptures, aux mutations ou aux défis actuels, l’art est plus que jamais nécessaire ; et le travail de Laura Henno participe de cette nécessité. Comme le souligne Roland Barthes « [Il] ne fait pas pression sur l’autre ; son instance est la vérité des affects, non celles des idées : il n’est donc jamais arrogant, terroriste : selon la typologie nietzschéenne, il se place du côté de l’art, non de la prêtrise³. ». Il n’y a donc chez Laura Henno ni démonstration, ni message, ni morale, ni injection à chercher. Juste des expériences de l’espace et du temps, de l’humain et du sensible, sinon de cette « perception immédiate de ce long et visible cheminement de l’humanité » dont parlait Charles Péguy.
Marc Donnadieu
¹Conférence au Cercle d'études architecturales le 14 mars 1967, publiée dans « Architecture, Mouvement, Continuité » n°5, octobre 1984, pp. 46- 49, puis republiée dans « Dits et écrits ».
² Michel Foucault dans cette assertion parlait plus précisément de l’hétérotopie du musée, mais cela me semble tout aussi pertinent dans le cas de l’œuvre.
³ Roland Barthes, « Œuvres Complètes », dir. Éric Marty, Paris, Le Seuil, 2002, pp. 469-470.