La Galerie Nathalie Obadia est heureuse de présenter Strange Attractors, la première exposition personnelle d'Antoine Renard à Bruxelles, un an seulement après son exposition à Paris. Essentiellement sculpturale, l'originalité de l'Œuvre d'Antoine Renard réside dans l'audace de son élaboration : des éléments telluriques, numériques et chimiques avec pour signature olfactive des effluves odorantes s'y enchevêtrent. Antoine Renard est un artiste-chercheur : après avoir reçu son Diplôme National supérieur d'Expression Plastique (DNSEP) aux Beaux-Arts de Dijon en 2008, il poursuit, dans le cadre du programme doctoral SACRe entre l'université PSL et les Beaux-Arts de Paris, une thèse sur l'olfaction comme champ étendu de la sculpture sous la direction de Pascal Rousseau. Cette double qualification lui permet de développer des créations hybrides proposant un terrain de réflexion fertile à l'ère du XXIe siècle. Des réseaux de communication se tissent par l'activation des souvenirs visuels et olfactifs des visiteurs. L'espace d'exposition se transforme ainsi en un environnement poreux dans lequel les œuvres et ceux qui en font l'expérience dialoguent au-delà de la perception d'une réalité limitée à sa vision.
Depuis près de quinze ans, Antoine Renard travaille la question de la mémoire. L'artiste s'intéresse à la mémoire historique en réactualisant des personnages illustres du passé. La Petite Danseuse de quatorze ans (1875 - 1880) d'Edgar Degas, partage aujourd'hui l'espace d'exposition avec Le David de Donatello (1430-1432). Il ne s'agit ici ni d'un anachronisme, ni d'une association saugrenue : ces deux personnages ont pour traits communs leur corps adolescent, fragile et androgyne, pris dans des problématiques socio-politiques au cœur de nos sociétés modernes. Ces sujets convergent également dans leur capacité à alimenter les mémoires et les imaginaires collectifs au fil des siècles en participant à la mythification des corps et à l'identité occidentale contemporaine. À la fois héros et victimes de leur propre condition, la question de la représentation du corps et de sa réception -convoquant des sentiments antagonistes comme le dégoût et l'admiration- est également centrale. L'artiste décide de réactualiser leur présence en travaillant sur la notion d'hybridité : des enchevêtrements de plusieurs motifs créent des chocs esthétiques visuels et questionnent la place du corps dans les systèmes de production industrialisés, mécanisés et spectacularisés contemporains. Ainsi, la silhouette svelte du David se heurte à la fleur robuste et éclatée -loin d'être éclatante- utilisée en guise de visage. Le corps masculin est élancé, la fleur est quant à elle massive et, saisie dans la rigidité de l'argile, semble défier la brièveté du cycle végétal. Une contradiction temporelle est soulevée : la fleur est saisonnière et l'œuvre d'art, pérenne. Sculptée, elle entre dans l'histoire et devient immortelle. Antoine Renard travaille ainsi ses sujets jusqu'à épuisement et aborde toutes les possibilités de la sculpture. Cette dernière devient le témoin de notre contemporanéité, et peut-être même le miroir de notre propre humanité : qu'a-t- elle à nous dire ? Que dit-elle de nous ?
Cette faculté mémorielle est également étudiée dans le processus de fabrication de ses œuvres, notamment dans l'utilisation d'impressions 3D pour ses sculptures en céramique. Ce dispositif donne corps à une représentation jusqu'alors modélisée à l'écran : l'argile est déposée machinalement couche par couche se rapprochant d'un processus de sédimentation accélérée. Cependant, malgré la précision de la machine high-tech-ultra-contemporaine, des éclats, irrégularités et aspérités se glissent dans la composition. En conviant des technologies de pointe, l'artiste explore les failles et la marge d'imprévisibilité du travail de la machine. À l'heure où l'âge mécanique a transformé nos paysages et nos pratiques -en chassant l'artisan de son atelier pour le remplacer par la machine plus rapide et inanimée¹ - Antoine Renard insuffle à nouveau la vie dans ses œuvres : l'objet manufacturé se transforme en une céramique artisanale, sensible à son environnement. Les sculptures s'érigent ainsi comme des ruines, semblables aux vestiges du souvenir, à la croisée de l'absence et de la présence, levant le voile sur des figures surgissant du passé.
Des dynamiques relationnelles s'invitent dans l'espace d'exposition éveillant les sens au-delà du visible : l'odorat est sollicité, la mémoire surgit. Les effluves parfumés façonnent les corps. En ajoutant des fragrances à ses sculptures, Antoine Renard rend hommage à l'infinie complexité d'une personnalité souvent réduite -dans le cas de Marie Van Goethem (La Petite Danseuse d'Edgar Degas) et du David de Donatello- à la caricature et au silence. Ses recherches autour du parfum faites pendant sa résidence à la Villa Médicis à Rome en 2019 et lors de son voyage au Pérou lui permettent d'approcher toutes les subtilités du vivant. Un intérêt qui découle de son apprentissage auprès de guérisseurs en Amérique du Sud, les « shamanes parfumeros » qui ont une large connaissance de la fragrance dans la relation mystique, au corps et à la guérison.
Ce travail autour de la mémoire se déploie jusque dans ses dernières expérimentations. L'artiste présente une dizaine de dessins imprimés sur du papier aquarelle. Ces images ont été créées par un algorithme fait sur mesure : à partir d'images traitant de l'univers de La Petite Danseuse de quatorze ans d'Edgar Degas, le processus tente d'explorer les arcanes psychologiques du personnage. Ainsi, en alimentant la machine de fragments d'images inhérentes à l'histoire de la danseuse, Antoine Renard tente de remonter à la source de sa psychologie. Les impressions recueillies sont ensuite travaillées par l'artiste qui, dans la continuité de son travail sur le soin, dilue l'encre sur la feuille comme pour la purifier. Une fantasmagorie proche du rêve, cheminant dans les entrailles d'un univers psychique encore inexploré, émane de ces nouvelles images déstructurées. Selon l'artiste, la figuration est une abstraction du réel lorsqu'elle passe sous le regard du visiteur. La production d'Antoine Renard, en échappant à la querelle de l'abstrait et du figuratif, a ainsi le pouvoir d'activer la pensée et de transformer notre rapport aux choses et au monde.
¹Traduit de l'anglais: "the living artisan is driven from his workshop, to make room for a speedier, inanimate one" Thomas Carlyle, Signs of the Time, 1829, p.1