Nathalie Obadia est heureuse de présenter la troisième exposition du photographe malien Seydou Keïta (c. 1921-2001), qui a tenu de 1948 à 1962 l'un des studios de photographie les plus courus d'Afrique de l'Ouest. Cette exposition résonne avec la seconde édition du parcours Traversées Africaines, mettant à l'honneur les artistes contemporains africains ou issus de la diaspora africaine.
« Quiconque n'a pas été pris en photo par Seydou Keïta n'a pas de photo »,1 déclare t-on à Bamako dans les années 1950. Cette citation illustre la réputation grandissante du photographe autodidacte, que tout destinait à devenir menuisier et qui arrive à la photographie par hasard. À ses débuts, il bénéficie des conseils de Pierre Garnier, gérant du Photo Hall Soudanais, qui lui apprend à developper ses photographies et le fournit en matériel. Plus tard, le jeune artiste fait également la connaissance de Mountaga Dembélé, un pionnier de la photographie malienne et instituteur pour l'administration coloniale, qui lui prodigue lui aussi de précieux conseils techniques.
De retour d'un voyage au Sénégal, son oncle lui offre un petit appareil Kodak Brownie Flash, avec lequel Seydou Keïta capture d'abord sa famille et ses amis, puis les passants dans la rue. En 1948, il décide de fonder son propre studio et s'installe sur la parcelle familiale derrière la prison centrale, dans le quartier de Bamako-Coura (« Nouveau-Bamako »). Seydou Keïta se spécialise alors dans le portrait de commande, individuel ou en groupe, qu'il réalise essentiellement à la chambre, en noir et blanc. Grâce à la qualité de ses tirages et à la grande sophistication de ses portraits, il devient dès ses débuts un photographe prisé. « Le Tout-Bamako venait se faire photographier chez moi : des fonctionnaires, des commerçants, des politiciens » aimait-il à raconter. Il voit en effet se presser dans son studio une clientèle très diverse, d'abord malienne mais qui s'élargit rapidement aux pays voisins, le Sénégal, la Guinée ou encore la Côte d'Ivoire. Seydou Keïta bénéficie en effet du placement stratégique de Bamako sur la route principale pour rejoindre Dakar par le train, et du dynamisme du quartier de Bamako-Coura à cette époque. En famille, entre amis, seul ou en couples, les clients font ainsi la queue pour se faire photographier, séduits par les tirages tamponnés au format carte postale qu'ils peuvent envoyer à leurs proches. Sur les murs de son studio, Seydou Keïta accrochait certaines de ses photographies précédemment réalisées, afin que ses clients puissent s'inspirer des poses avant de passer devant l'objectif. L'accrochage de l'exposition a voulu y faire écho, avec une douzaine de tirages exposés sur un même mur, mettant ainsi en lumière toute la diversité de son travail.
Par souci d'économie, à la fois de papier et de temps, l'artiste ne faisait qu'une seule prise de vue par client. Selon lui : « La technique de la photo est simple, mais ce qui faisait la différence, c'est que je savais trouver pour chacun la bonne position, je ne me trompais jamais ».1 Une des photographies de l'exposition illustre bien cette déclaration : on peut y voir deux jumelles dans leurs plus beaux habits et dont Seydou Keïta capture toute la spontanéité. Derrière elles, on distingue un tissu tendu sur un mur. Le photographe utilise pendant un temps son couvre lit à frange comme fond pour ses prises de vue, avant de se procurer des tissus à la mode, généralement en wax, qu'il change tous les deux ou trois ans. Ces étoffes contribuent, encore aujourd'hui, à dater ses œuvres. Elles déclinent également derrière les sujets du photographe une galerie de motifs qui attirent l'œil et se retrouvent d'une image à une autre.
Un autre tirage exposé est un des exemples les plus frappants de cet usage de fond, propre à Seydou Keïta. On y voit deux femmes, le regard fixé vers l'objectif et les mains posées paumes contre paumes, qui « semblent flotter dans une mer de motifs géométriques ».2 Comme la plupart des femmes qui viennent se faire immortaliser dans le studio, les modèles sont en habits traditionnels et parées de bijoux. Elles posent élégamment devant les motifs qui se mêlent à ceux de leur tenue : l'œil du spectateur se perd parfois, avant de saisir toute la singularité des individus photographiés. Le tissu rend la scène presque théâtrale : devant l'objectif, les modèles de Seydou Keïta ont la liberté et l'espace pour façonner leur propre image, et parfois endosser le rôle auquel ils aspirent : « Keïta va anticiper le désir de ses clients et leur permettre de devenir qui ils ont envie d'être face à l'appareil ».4 Le jeune photographe laisse par exemple ses modèles choisir parmi plusieurs accessoires qu'il entrepose dans son studio : radio, montres, cravates, fleurs en plastique... Il met même à disposition sa Vespa le temps d'une pose - une possession qui marque la propre réussite économique de l'artiste. Ces différents accessoires symbolisent la volonté d'accéder à un certain statut social ou de s'octroyer des privilèges réservés aux Blancs. Beaucoup d'hommes posent volontiers vêtus « à l'européenne », comme ces trois clients les mains nonchalamment dans les poches et une cigarette à la bouche ; ou ce petit garçon au béret, immortalisé avec une bicyclette. Une lumière naturelle, une attention accrue portée à la pose, un fond rythmé par les motifs : tous ces éléments caractérisent les clichés de Seydou Keïta et les rendent instantanément reconnaissables.
Le photographe n'a jamais revendiqué d'influences d'artistes maliens ou d'ailleurs, et il n'avait que peu de livres dans lesquels puiser une inspiration artistique. Son travail n'en constitue pas moins un tournant dans la photographie d'Afrique de l'Ouest. Comme le rappelle Yves Aupetitallot, le médium a été un outil de l'expansion coloniale française dans la région subsaharienne : la photographie a par exemple servi à recenser et classifier les sujets de la puissance française, et a contribué à façonner sur le long terme une vision stéréotypée et prétendument « scientifique » des Maliens. Seydou Keïta est « l'héritier accompli de cette histoire et de l'émergence d'une photographie africaine en réaction à la photographie ethnocentrique issue du colonialisme ».3 C'est ainsi que ces portraits argentiques aux compositions élaborées constituent un témoignage unique des changements de la société malienne de l'époque, qui s'émancipe des traditions et aspire à une certaine modernité, tandis que la décolonisation est à l'œuvre et que l'indépendance approche.
En 1962, deux ans après la proclamation de l'indépendance par la République soudanaise, et à la demande des autorités, Seydou Keïta ferme son studio pour devenir le photographe officiel du gouvernement jusqu'à sa retraite en 1977. Cependant, en dehors de l'Afrique subsaharienne, son travail est inconnu du monde de l'art occidental jusqu'en 1991. Ce n'est qu'à cette date, à la suite de l'exposition Africa Explores, 20th Century African Art (Center for African Art, New York) que le collectionneur Jean Pigozzi et le commissaire d'exposition André Magnin découvrent les photographies non créditées de Seydou Keïta. André Magnin décide alors de se lancer à la recherche de l'auteur inconnu de ces clichés. Grâce à l'artiste Malick Sidibé, il parvient à l'identifier puis à le rencontrer. Ébahi par les milliers de négatifs endormis, précieusement conservés par Seydou Keïta, André Magnin en sélectionne un certain nombre et le photographe entre dans la collection de Jean Pigozzi. La première rétrospective de l'artiste a lieu en 1994 à la Fondation Cartier : émotion de Seydou Keïta, qui découvre ses photographies sur grand format, lui qui ne faisait que des tirages contact et très peu d'agrandissements. « Vous ne pouvez pas imaginer ce que j'ai ressenti la première fois que j'ai vu des tirages de mes négatifs en grand format, impeccables, propres, parfaits. J'ai compris alors que mon travail était vraiment, vraiment bon. Les personnes sur les photos paraissaient tellement vivantes. C'était presque comme si elles se tenaient debout devant moi en chair et en os. ».4
1 « Seydou Keïta, propos recueillis par André Magnin, Bamako, 1995-1996 », in Seydou Keïta, Éd. Scalo Zurich, Berlin, 1997.
2 Dan Leers, « Seydou Keïta, un innovateur qui a fait école », in Seydou Keïta, cat. exp. Galeries nationales du Grand Palais, Paris, France, 31 mars - 11 juillet 2016, p. 45 et p.40
3. Yves Aupetitallot, « Seydou Keïta vers la modernité post-coloniale », Seydou Keïta, cat. exp. Galeries nationales du Grand Palais, Paris, France, 31 mars - 11 juillet 2016, p. 22
4.Michelle Lamuniere (dir.), You Look Beautiful Like That : The Portrait Photographs of Seydou Keïta and Malick Sidibé, cat. exp. The Fogg Art Museum, Harvard University Art Museums, Cambridge, USA, September 1st - December 16, 2001, p. 47.