Laura Henno, Outre-monde : une fable documentaire
Depuis sept ans, Laura Henno retourne régulièrement à Slab City pour y photographier et filmer des habitants et leur environnement, devenant au fil du temps familière de certaines et certains d’entre eux. Ce campement souvent présenté comme le bout du monde, est perdu dans le désert de Californie, jouxtant un camp militaire résonnant des essais de tirs et de vols d’avions de chasse, sous un soleil brûlant, sans aucune commodité (ni eau, électricité, sanitaires, etc.). C’est là que Laura Henno n’a cessé de faire des rencontres et bâtir ce que l’on pourrait appeler une fable documentaire. Dans la lignée de Dorothea Lange qui photographia la Grande Dépression dans les années 1930, mais projetant sur le réel un grand récit peuplé de personnages, Laura Henno décrit tout en transformant celles et ceux dont elle partage une tranche de vie. Nul ici n’a été épargné, la pauvreté et la violence comme la drogue font des ravages, si les enfants peuvent aller à l’école grâce à un service de bus, la police ne fait que de rares incursions dans cette cour des miracles made in USA. Pourtant, comme dans toute l’œuvre de Laura Henno, les humains restent puissants, habités tout autant que fragiles. Rien qui ne ressemble au voyeurisme ou à une galerie de freaks. Elle saisit au contraire quelque chose au revers du rêve américain, là il s’agit de religion, ailleurs d’amour et quand même d’espoir. Comme pour les héros jadis des Misérables, il n’y a pas de bons et de méchants, mais des « caractères » nés dans une Amérique sur le fil où chacun paye cher sa liberté. Les personnages de Slab City, au milieu d’une nature foudroyée de lumière, où on se préoccupe de survivre, on passe de la grâce juvénile au charisme de visages marqués, car ici tout bascule rapidement et les vies s’éteignent trop vite. Certains des personnages de Laura Henno, on pense au Pasteur Dave, ne sont déjà plus de ce monde, mais il y a fort à parier que là où ils se trouvent rien n’est plus terrible qu’à Slab City. D’où vient cette noblesse et même cette beauté quand les personnages sont à l’évidence des anti-héros ou des sortes de pionniers au destin compromis ? Wizer, Sue, le petit Damon, la touchante Shanon et tant d’autres vétérans ou fugitifs forment moins une communauté qu’un précipité d’humanité. Recueillis, chérissant leur animal domestique, goûtant l’eau d’un hot spring, soignant un maigre potager, ils semblent se régénérer et nous offrir le meilleur d’eux-mêmes. En raclant jusqu’à l’os la part d’humanité de chacune et chacun, Laura Henno évite tout élan compassionnel pour au contraire faire du dénuement l’habit des acteurs invisibles de l’histoire.
Michel Poivert
Texte publié dans Photographie Ouverte n°192