Premier lieu d'accélérateur de transition écologique et sociétale, La Caserne offre un cadre idéal pour faire voyager les idées et déployer des projets porteurs de sens. Cette année, elle invite Carole Benzaken à investir ce lieu particulièrement signifiant pour l'artiste à deux pas de son atelier, où biographie personnelle se mêle à l'histoire du quartier, ainsi qu'à une réflexion picturale et spatiale en constant déplacement. Dans la continuité de ses œuvres, travaillant l'espace architectural telles Mi'ma'amakim (Musée Silésien, 2016) et Degrés (sur une invitation du Centre des Monuments Nationaux à l'Abbaye de Cluny, 2020) l'artiste installera une œuvre monumentale se déversant du haut des deux superbes cages d'escalier, renvoyant à l'urbanisme parisien, ses transformations, démolitions et reconstructions.
Commissaire : Sabine Marais-Veyrat
Directrice : Maeva Bessis
Travaillant l'espace monumental, la suspension de bandes découpées irrégulièrement vient investir et accompagner la verticalité des cages d'escalier de la Caserne, évoquant une chute d'eau en cascade, des trombes d'images en mémoire du lieu d'origine. Des façades d'immeubles parisiens, des paysages verdoyants, sont renversés, et s'entremêlent en un jeu chaotique et abstrait renvoyant à l'histoire, l'urbanisme parisien et ses transformations, démolitions et reconstructions de siècles en siècles.
La caserne des pompiers de la rue Philippe de Girard a tout particulièrement marqué mon arrivée dans le quartier en 1995. C'était alors une zone complètement déserte entre les voies ferrées de la Gare de l'Est et son très beau viaduc de la rue de l'Acqueduc, rue ouverte sous le Second Empire qui longe la caserne et nous porte de l'autre côté des rails de chemin de fer délimitant de l'autre côté la ligne frontière du quartier hindou jouxtant la gare du Nord. J'emménageais alors dans mon atelier de la rue du Faubourg Saint-Martin, où je vis et travaille encore aujourd'hui. Cette caserne était active et nous allions régulièrement au bal des pompiers les 14 juillet dans les premières années de mon installation. Ce quartier populaire s'est à la fois énormément transformé et a dans le même temps gardé miraculeusement cette bonne odeur des faubourgs parisiens, préservant mixité sociale et culturelle, permettant encore à beaucoup de ses habitants d'y vivre et d'y travailler.
Associant bâtiments industriels du début du XIX ème siècle, (à proximité des gares de l'Est et du Nord ), constructions contemporaines et campagne avec la proximité du canal Saint-Martin et ses jardins, ceux du parc Villemin et les anciennes écuries du château Landon, ce quartier est en complète mutation aujourd'hui. La caserne d'hier s'est transformée en un lieu construit autour d'une réflexion éthique sur la transition écologique et sociétale, dans le monde de la mode. À l'instar des ateliers de confections du début du XX ème siècle qui ont connu une réhabilitation en ateliers d'artistes grâce à l'aide du Ministère de la Culture dans les années 1995: lieu dans lequel je travaille et vis aujourd'hui.
Cette mutation de vocation des bâtiments est au cœur de ma proposition pour La Caserne : une évocation architecturale, un paysage lacéré, tant urbain que naturel basculé et renversé dans une verticalité abstraite, mutant en une chute vertigineuse d'images se déversant au coeur des cages des deux escaliers de La Caserne.
Dans la confrontation à ce lieu en mutation « Châteaux d'eau » parle aussi de migration des images, de ces toiles de fond des tournages de l'industrie du cinéma abandonnées à leur sort et jetées après usage. Ce matériau est recyclé, ret ici transformé en une œuvre monumentale éphémère questionnant la notion de lieu.
Ces migrations techniques, d'une picturalité déplacée du tableau au volume, de la surface de la toile à son invasion hors cadre dans l'espace architectural sont récurrentes dans mon parcours d'artiste. Les lieux personnels et imaginaires nourris par des films comme « Les enfants du paradis » et « Hôtel du Nord » m'ont amenés dans ce quartier bien avant que je m'y installe : et il s'agit bien ici du pouvoir de l'art, d'anticiper nos parcours biographiques par la fiction.
Elles sont intimement liées à ce quartier confronté aux histoires plurielles tristement réelles aussi, empreints de ses traumas et du frisson permanent que j'éprouve en longeant ces rails de chemin de fer dans leur trajectoire vers Drancy et vers l'Est terrible... elles viennent nourrir une réflexion, en chute, en trombe, en éclats de façades entremêlées de nature verdoyante, sans paysage cependant, mais plutôt en une chute, une cascade de bandes de toiles, de mémoires lacérées cinématographiques et picturales à la fois.
Carole Benzaken